L'incroyable mauvaise foi de Jean Clair

Dans un entretien accordé au Monde (daté du 7 mai) Jean Clair vient faire la promotion de ses derniers ouvrages et tirer à boulets rouges contre tous ceux qui, selon lui, détruisent l'art.
Si on peut partager ses inquiétudes et ses interrogations sur le développement d'un marché de l'art spéculatif ou encore sur la transformation de l'art en industrie du divertissement, on reste cependant sidéré par la mauvaise foi des arguments développés.

Revue de quelques points forts de l'interview.

1) "vous êtes très sévère avec les musées"
Jean Clair pointe que l'augmentation de la fréquentation des musées (qui a littéralement explosé) "cache une réalité moins agréable." car "il y a vingt ans, le public comptait 23% d'ouvriers, aujourd'hui on est tombé à 15%. Et le public jeune est passé de 17% à 15%...".
Cette utilisation de statistiques est doublement malhonnête. Pour arriver à une quelconque conclusion il faudrait comparer ces chiffres à l'évolution de la population ouvrière au sein de la société. Nous savons bien qu'en France le monde ouvrier tend à disparaitre... et que nous sommes face à un vieillissement de la population. Cette évolution n'est-elle donc pas que le reflet de celle de la société française ? Le deuxième problème est que les statistiques ne nous donnent aucune idée des chiffres bruts. La fréquentation des musées a tellement augmentée en 20 ans que 17% de jeunes en 1985 représente bien moins de personnes réelles que les 15% des années 2000.

2) "Que pensez vous de la tendance à utiliser les excréments, le sang, le sperme, etc. ?"
"Une esthétique du dégoût semble avoir pris le pas sur une esthétique du goût". Josyane Savigneau ne questionne pas Jean Clair, elle confirme et légitime ses thèses avant de lui céder la parole. Autant laisser une tribune si l'intervieweur n'a aucune envie de mettre en difficulté l'auteur.
ça c'est pour la forme, maintenant sur le fond la proposition est tout aussi critiquable. L'usage du sang, du sperme et de la merde existe bien dans l'histoire de l'art. Des actionnistes viennois à Cloaca de Wim Delvoye en passant par les conserves de Manzoni ou le boudin de Journiac, nombreux sont ceux à avoir ponctuellement exploré cette voie (si tant est que ces pratiques reflètent réellement d'une même voie). Mais il faut bien dire deux choses. Premièrement ce type de pratique est "vieille comme l'art" (on connait des histoires de peinture au sperme qui datent de la Renaissance). Deuxièmement en quoi ces pratiques seraient-elles le reflet de la création contemporaine ?

3)"vous insistez sur le fait que la situation des artistes serait bien plus mauvaise aujourd'hui qu'au 19ème siècle..."      
"Beaucoup de grands artistes aujourd'hui meurent inconnus. Cela fait quarante ans que je fréquente leurs ateliers." J'ai beaucoup de mal à croire que quelqu'un comme Jean Clair ne puisse pas rendre visible des artistes qu'il chérit. Pour moi soit il se protège ici de la critique (je ne suis pas un réactionnaire, il y a des gens que j'aime) ou alors il est atteint du syndrome du dernier des Mohicans ; le plaisir immense à se dire qu'on est le dernier à faire partie d'un monde qui va s'achever avec lui (le monde de l'art vrai)...

4)"La situation actuelle est-elle la conséquence de la faillite de la bourgeoisie éclairée ?"
"Oui. Une certaine bourgeoisie riche et cultivée a été remplacée par de nouveaux riches sans goût (...)." Encore une fois sur quoi s'appuie ce cliché ? Qui seraient en France ces nouveaux riches sans goûts ? Pierre Bergé ? François Pinault ? Bernard Arnault ? Paul Ricard ?

5) Un art sans but
Tous les points précédents ne sont que des détails comparé à la thèse principale de Jean Clair, à savoir que "la volonté de culture a cessé d'être un mouvement transcendant- que ce soit la foi envers les dieux, l’appétit du savoir des Lumières, la spiritualité ou bien encore un idéal révolutionnaire. En un mot l'aspiration à un monde supérieur (...) a disparu".
En annonçant une ère nouvelle où l'art n'a plus de fonction, Clair, loin d'être révolutionnaire poursuit un discours dont Hegel ("l'art est mort" est la phrase choc de son Esthétique), Benjamin ou encore Debray ont posés les grandes lignes.
Victime d'une société profane, cynique et sans idéal, où le visuel prends le pas sur l’œuvre, où la reproduction en masse détruit l'idée même de l'unique, l'art serait voué à disparaître. 
Cette idée est tellement effrayante qu'on en oublierai presque que des artistes continuent de rêver à pouvoir changer le monde et/ou que nombre de nos anciens maitres n'étaient en rien animés d'un désir de révolution spirituel/sociétal mais simplement heureux de vivre dans leurs recherches plastiques...

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